L'ORIENT-LE JOUR 19 Janvier 1981

AVEC JAD, LA BD COMME MOYEN D’EXPRESSION
FAIT SONT ENTREE AU LIBAN

par Michèle STANDJOFSKI

L'ORIENT-LE JOUR 19 janvier 1981

Dire «je» pour présenter un album de bande dessinée est souvent très gênant aussi bien pour le lecteur que pour la personne qui écrit. Mais quand il's’agit d’un jeune auteur libanais les choses sont différentes.
La première impression que j’ai eue donc en lisant «Carnaval» de Jad est celle d’une B.D. très technique qui veut nettement se placer dans la lignée des nouveaux courants de la bande dessinée.
Technique d’abord dans le dessin réaliste et fouillé. Certaines cases en particulier dénotent une maîtrise parfaite du crayon surtout pour les mouvements des personnages.
Technique aussi dans le découpage du scénario un découpage très spécial fait essentiellement d’images-flash. Les différentes séquences fonctionnent comme un fantasme: Certaines vignettes sont juxtaposées alors qu’elles auraient pu être fondues dans un seul'et même cadre; des clowns armés saluent un défilé de Iycéens et les deux groupes sont isolés dans des cases différentes: télescopage effectué sans doute par l'imagination de l'auteur. Dans la réalité les personnages auraient été sur le même plan.
Technique encore dans l'agencement de la planche sa composition. La maquette s’adapte au rythme de l'action: des vignettes relativement classiques au début de l'acte II puis une composition qui se déséquilibre petit à petit jusqu’à ce que les cases disparaissent presque éclatent quand la violence atteint son paroxysme: sur 3/4 de page, le mouvement du personnage se décompose alors en cinq figures. Le reste de la planche est occupé par deux vignettes seulement Dans la dernière page de l'acte II le rythme de l'action se ralentit la maquette se stabilise et rejoint les premières cases du chapitre.
Les grandes parties de l'album semblent aussi avoir été choisies dans un esprit assez technique. Les trois actes expriment bien sûr les trois étapes d’un rêve d’un fantasme — d’une réalité...?—. Mais ce sont aussi trois exercices trois essais sur des techniques différentes de B.D.: Dans l'acte I des images expressives s articulent autour de quelques phrasesbéquilles. Dans l'acte II le texte 30ue un role plus important puisque les cases s enchaînent grâce aux dialogues. L’acte III est sans parole: juste quelques onomatopées et un Non. Le dessin suffisamment narratif mène le récit.
Pour ce qui est du fond de son livre Jad qu il'le veuille ou non laisse le lecteur libre de linterpréter comme ii lentend. L’album est trop hermétique trop personnel pour pouvoir véhiculer un message bien défini. «Carnaval» serait plutôt le témoignage la communication d’un état d’esprit: Irruption —ou immixtion sournoise— dans le carnaval d’une réalité angoissante. «Lentes métamorphoses» qui font qu’entre la première et la dernière page de l'acte I l’atmosphère se transforme complètement.
Le sous-titre trouvé par Jad (La mort d un rêve») donne bien sûr un sens une direction à l'album. Mais il serait déplacé d’en proposer une interprétation. Expliquer ou même comprendre «Carnaval» lui oterait son charme. Parce qu une des qualités de cette B.D. vient du fait qu’elle est comme la plupart des nouvelles bandes adultes très personnelle. Jad a réalisé l'album qu’il devait réaliser qu’il avait besoin de réaliser. Il n’aurait probablement pas été à l'aise dans un autre scénario avec un autre graphisme. Et réciproquement un autre dessinateur n’aurait pas pu créer la même atmosphère.
C’est tout simplement dire et redire «enfoncer des portes ouvertes» écrit J.P. Mougin rédacteur en chei de la revue (A Suivre) ce qui est aujourd’hui admis: la B.D. est devenue un moyen d’expression à part entière. Un moyen d’expression qui avec Jad fait son entrée au Liban.